13278 km et une comète

Pièce inédite, 2013

Ce texte qui a fait partie des  finalistes du prix théâtre RFI 2015 est un chant racontant la disparition des siens, l’attente insoluble, la difficulté du souvenir, l’exil, à travers différentes figures : une petite fille qui a dû quitter ses parents pour fuir la guerre,  une femme-portefaix qui porte le poids de l’absence, une femme sans pelle qui veut  retrouver son fils coûte que coûte, un homme qui a eu la chance de revenir, et les autres.

Extrait

Tableau 3

L’arrivée du printemps

La fille petite : Hier après-midi à 17h10, le printemps est arrivé. On l’a pas attendu longtemps cette année le printemps. Pas attendu du tout. Ma mère a dit tiens voilà le printemps, mais je l’ai pas du tout reconnu. La nuit tombait rose et jaune et les balles et les obus s’élevaient haut dans le ciel avant de s’écraser dans les murs. On les a vus du petit balcon avant de se cacher. Ils avaient pas d’ailes pour voler. Pas assez légers, pas assez gracieux les balles et les obus. Faudrait leur apprendre à rester suspendus. Comme les oiseaux.  Et surtout à faire moins de bruit. C’est peut-être de s’écraser qui les enragent et c’est pour ça qu’ils pètent et cassent tout. C’est la rage d’être un obus. Lourds, gros et laids. Les obus. Alors ils se vengent.

J’ai cherché le pollen, les oiseux migrateurs. J’ai demandé à ma mère où était le printemps. Elle a fait comme si elle avait pas entendu. Elle a répété tiens voilà le printemps, il est temps de partir.

Il faut partir. Elle a rajouté. Partir chez la grand-mère dans le village sur la frontière. Partir avec le petit frère sans les parents. Le petit frère va t’être confié. Tu seras ensuite confiée à la voisine.

Je sais que c’est la voisine qui veut partir. Elle n’en peut plus d’entendre des gens hurler dans l’école à côté.

Je demande : pourquoi il y a des adultes à l’école ? Est ce qu’ils ont le droit de crier ? Pourquoi ils crient? Est-ce que c’est une nouvelle méthode d’éducation ? On me dit que c’est pas une affaire d’enfant.

Je demande : est ce qu’on part pour un moment ? Je veux compter les jours de séparation. On me dit, pas trop longtemps. On rajoute ensuite, le temps qu’il faudra. Le temps qu’il faudra pour quoi ? Je demande. Le temps qu’il faudra ! C’est tout, on me dit. Maintenant, va chez la grand-mère. Protège ton petit frère. Alors j’obéis parce que je suis une enfant. Je ne  crie pas. Je ne hurle pas même si j’ai envie. Je prépare des affaires de rechange pour une semaine. J’ai pas le droit d’emporter mon pistolet à ventouse. Juste la grenouille qui saute et les cahiers de coloriage. Je prends le frère par la main et on part.

On suit la voisine. J’explique au frère qui pleure en silence que le père doit rester pour garder la maison. C’est tout ce qu’on a, une maison quatre pièces avec une salle d’eau, un petit balcon et beaucoup de fleurs. Une salle pour les grands, une salle pour les petits, une salle familiale et une cuisine avec un grand réfrigérateur. J’explique au frère que la mère doit rester pour garder le père et lui faire à manger. Elle doit prendre soin des jouets qu’on n’a pas pu emporter, les poupées, le camion, les petites voitures. Rester pour cirer nos chaussures de sortie préférées. La mère doit attendre le retour de l’eau et de l’électricité pour faire tourner la machine à laver, l’aspirateur, la radio et la télé. Tous ensemble à tue-tête pour pas entendre les cris d’à côté. Les ustensiles ménagers ne doivent pas rouiller, la radio ou la télé s’abimer, pour cause de silence prolongé a dit la mère.

Je marche. J’ai un sac sur le dos et la main du frère petit dans ma main gauche. On a oublié de lui couper ses petits ongles qui s’enfoncent dans ma paume. Mes poches sont pleines de numéros de téléphone. Maman m’a accroché la clef de la maison autour du cou. Mon front est plein de baisers mouillés.

Je marche derrière la voisine. Papa ne nous a pas dit vraiment  au-revoir. Il fait noir. Mon frère me sert la main encore plus fort. J’ai un peu mal au ventre.